7
Deuxième petit cochon n’est pas sorti de chez lui
Hercule Poirot n’était pas homme à rien laisser au hasard.
Sa démarche auprès de Meredith Blake fut soigneusement préparée. Meredith, il en était d’ores et déjà convaincu, serait une tout autre affaire que Philip. Une manœuvre précipitée serait vouée à l’échec.
L’assaut, il faudrait au contraire le donner en douceur.
Hercule Poirot savait qu’il n’existait qu’une façon de pénétrer dans la citadelle : montrer patte blanche avec les références adéquates, sociales plutôt que professionnelles. Heureusement, tout au long de sa carrière, il avait noué des amitiés dans de nombreux comtés. Le Devon ne faisait pas exception. Il passa en revue les ressources que lui offrait la région et découvrit deux personnes plus ou moins proches de Meredith Blake. Il débarqua donc chez lui armé de deux lettres, l’une de lady Mary Lytton-Gore, veuve de haute naissance mais fort impécunieuse et qui vivait en ermite ; l’autre d’un amiral en retraite dont la famille habitait le comté depuis quatre générations.
Meredith Blake reçut Poirot non sans quelque perplexité.
Les choses – il le constatait avec une fréquence croissante – n’étaient décidément plus ce qu’elles étaient. Dans le temps, sacrebleu, un détective privé n’était qu’un détective privé, un type à qui on faisait garder les cadeaux pendant les banquets de mariage, ou qu’on allait voir – en catimini – pour découvrir le pot aux roses dans des affaires plus ou moins sordides.
Or là, il y avait ce mot de lady Lytton-Gore : « Hercule Poirot est un très vieil et très cher ami à moi. Apportez-lui toute l’aide possible. Vous m’obligerez. » Mary Lytton-Gore ! Elle n’était pourtant pas – grands dieux non ! — du genre à se commettre avec des détectives et tout ce qu’ils représentaient. Et celui de l’amiral Cronshaw : « Un type bien, tout ce qu’il y a de recommandable. Merci de faire ce que vous pourrez pour lui. Vous ne vous ennuierez pas : il en connaît de tordantes ! »
Et voilà qu’il l’avait sur les bras, maintenant. Un énergumène impossible, habillé comme ça n’est pas permis, chaussé de bottines à boutons et affublé d’une invraisemblable moustache en croc ! Pas du tout son genre, à Meredith Blake. Le bonhomme n’avait jamais dû tenir un fusil, une canne à pêche ou un club de golf. Etranger, en plus.
Avec un plaisir narquois, Hercule Poirot lut clairement tout ceci – et bien d’autres choses encore – dans les pensées de son hôte.
Son impatience n’avait cessé de croître au fur et à mesure que le train l’emportait vers l’ouest. Il allait enfin voir de ses propres yeux l’endroit où s’étaient déroulés ces lointains événements.
C’était ici, au manoir de Handcross, qu’avaient vécu deux frères qui s’étaient liés d’amitié avec leurs voisins d’Alderbury, avaient joué au tennis et fraternisé avec le jeune Amyas Crale et une adolescente du nom de Caroline. C’était de là que, seize ans plus tôt, Meredith était parti vers Alderbury en ce matin fatal. Hercule Poirot observa avec intérêt l’homme qui l’accueillait avec une politesse quelque peu embarrassée.
Comme il s’y attendait, Meredith Blake avait en tous points le physique de ces hobereaux anglais à la bourse plate et aux goûts bucoliques.
Avec sa vieille veste de Harris tweed toute râpée, son visage tanné et d’ailleurs pas déplaisant, ses yeux bleus délavés d’homme qui prenait de l’âge, ses lèvres un peu molles à demi dissimulées derrière une moustache hirsute, Meredith Blake se situait aux antipodes de son frère. Il était du genre hésitant et son processus mental ne semblait pas des plus rapides. Comme si les années avaient ralenti son rythme de vie autant qu’elles avaient accéléré celui de Philip.
Ainsi que Poirot l’avait pressenti, mieux valait ne pas le brusquer. Il était tout imprégné de la langueur de la campagne anglaise.
Le détective lui trouva l’air beaucoup plus vieux que son cadet bien que, d’après ce que Mr Jonathan avait dit, il n’y eût guère que deux ans entre eux.
Hercule Poirot se flattait de savoir s’y prendre avec ces gens collet monté. Avant tout, pas question de faire anglais. Quand on est étranger, étranger il faut demeurer et se faire pardonner de l’être : « Evidemment, ils n’ont pas la manière, ces continentaux. Pour un peu ils vous serreraient la main au petit déjeuner ! Enfin, celui-ci a quand même l’air de savoir manger avec un couteau et une fourchette… »
C’est dans ce registre que Poirot décida de jouer. La conversation se limita d’abord prudemment à lady Mary Lytton-Gore et à l’amiral Cronshaw. Puis d’autres noms furent cités. Heureusement, Poirot avait rencontré le cousin de l’un, la belle-sœur de l’autre. Une certaine chaleur apparut enfin dans le regard de son interlocuteur : l’étranger semblait connaître les gens qu’il fallait.
En douceur, Poirot glissa insidieusement vers l’objet de sa visite. Il eut vite fait de neutraliser l’inévitable recul qu’il provoqua. Le livre, hélas, serait publié. Miss Crale – qui s’appelait aujourd’hui Lemarchant, tenait à ce qu’il en supervisât la rédaction. Les faits, que voulez-vous, appartenaient au domaine public. Mais on pouvait faire beaucoup pour veiller à ce qu’ils fussent présentés de façon à ne froisser aucune susceptibilité. Poirot laissa entendre qu’il avait déjà dans le passé usé discrètement de son influence pour faire supprimer certains passages trop explicites dans un livre de mémoires.
Meredith Blake rougit de colère contenue. Sa main trembla quelque peu en bourrant sa pipe. Il en bégaya presque :
— C’est morbide, d’aller déterrer des choses pareilles. Seize ans ! Pourquoi ne pas laisser les morts en paix ?
— Je suis bien d’accord avec vous, fit Poirot avec un haussement d’épaules. Mais que voulez-vous, il y a une demande pour ce genre-là. Et chacun est libre de reconstituer un meurtre, lorsque le crime a été prouvé. Même d’y ajouter ses remarques personnelles.
— Je trouve ça ignoble.
— Hélas, soupira Poirot, nous vivons une époque qui n’est pas à la délicatesse… Vous seriez abasourdi, Mr Blake, de voir le nombre de publications déplaisantes que j’ai réussi à – disons – faire édulcorer. Je suis déterminé à tenter l’impossible pour ne pas heurter les sentiments de miss Crale dans cette affaire.
— La petite Carla ! murmura Meredith Blake. Cette enfant devenue une femme ! C’est à peine croyable.
— Je sais. Le temps s’envole, n’est-ce pas ?
— Trop vite, soupira Blake.
— Comme vous aurez pu le voir dans la lettre d’elle que je vous ai transmise, miss Crale désire vivement savoir tout ce qu’il est possible sur ces tristes événements du passé.
— Pourquoi ? fit Meredith avec une pointe d’irritation. A quoi bon exhumer tout ça ? Ce serait tellement mieux d’oublier, maintenant.
— Vous parlez ainsi, Mr Blake, parce que ce passé, vous ne le connaissez que trop bien. Rappelez-vous que miss Crale en ignore tout, elle. Ou du moins qu’elle n’en sait que ce que lui ont appris les documents officiels.
— C’est vrai, concéda Meredith Blake en tressaillant, j’avais oublié. Pauvre gosse, ce doit être horrible pour elle. D’abord, le choc au moment où elle a appris la vérité. Et puis la lecture de ces comptes rendus d’audience, froids et insensibles.
— En outre, ce n’est pas dans ces énumérations légales de faits qu’on peut rendre justice à la vérité, ajouta Poirot. C’est justement ce qui n’y figure pas qui est le plus important : les émotions, les sentiments, la personnalité des personnages du drame. Les circonstances atténuantes…
Il s’interrompit et son hôte enchaîna immédiatement, comme un acteur qui vient d’avoir sa réplique :
— Les circonstances atténuantes ! Justement. S’il y eut jamais circonstances atténuantes, c’est bien dans cette affaire. Amyas Crale était un vieil ami – sa famille et la mienne étaient liées depuis trois générations –, mais il faut reconnaître que sa conduite était franchement révoltante. C’était un artiste, certes, et ceci explique sans doute cela. Seulement il a eu un nombre incroyable de liaisons et s’est retrouvé dans une situation qu’un homme correct – un homme ordinaire – n’aurait pu envisager un seul instant.
— Ce que vous soulignez là m’intéresse beaucoup, dit Hercule Poirot. Cette situation m’intriguait, justement : car ce n’est pas ainsi qu’un homme de bonne éducation, un homme d’expérience, gère ses relations.
Le visage fin, hésitant, de Blake commençait à s’animer :
— Sans doute, mais voilà, Amyas a toujours été hors du commun ! Il était peintre, et pour lui, la peinture passait avant tout. Je n’ai jamais compris ces prétendus artistes – jamais. Amyas un peu mieux, bien sûr, je l’ai connu toute ma vie. Nous étions issus de familles semblables. La plupart du temps, il se comportait comme tout un chacun. Ce n’est que lorsqu’il s’agissait d’art qu’il ne se conformait plus aux règles habituelles. Ce n’était pas un amateur, loin de là. Il avait la classe, la grande classe. Certains affirment que c’était un génie. Ils ont peut-être raison. Mais cela avait pour résultat de perturber son équilibre. Lorsqu’il travaillait sur une toile, plus rien n’existait, rien ne devait se mettre en travers de son chemin. Il était comme dans un rêve, complètement obsédé par ce qu’il faisait. Ce n’est que lorsque le tableau était terminé qu’il redescendait sur terre et qu’il reprenait le fil de la vie normale. Il adressa un regard interrogateur à Poirot. Ce dernier fit signe de poursuivre.
— Je vois que vous me saisissez, reprit Blake. Eh bien cela explique, je crois, comment une telle situation a pu se nouer. Il était amoureux de cette fille. Il voulait l’épouser. Il était prêt à abandonner femme et enfants pour elle. Mais il avait commencé à faire son portrait sur place, et il voulait l’achever. C’est tout ce qui comptait. Il ne voyait rien d’autre. Et le fait qu’il mette ainsi les deux femmes concernées dans une position insupportable ne semble même pas lui avoir effleuré l’esprit.
— Ont-elles réussi à comprendre son attitude ?
— Dans un sens, oui. Elsa, par exemple, était folle de sa peinture. Seulement, bien sûr, c’était très délicat pour elle. Quant à Caroline…
Il s’interrompit.
— Oui, pour Caroline, j’imagine que ça devait être difficile, fit Poirot.
— Caroline, reprit Meredith Blake avec quelque difficulté, je l’avais toujours… enfin, j’ai toujours eu un faible pour elle. Un moment même… j’ai espéré l’épouser. Espoir qui a vite été tué dans l’œuf. Pourtant je suis toujours demeuré, si je puis dire, son… son humble serviteur.
Poirot hocha la tête d’un air pensif. Cette expression plutôt vieillotte décrivait très exactement, à son avis, l’homme qu’il avait en face de lui. Meredith Blake était typiquement du genre à vouer sa vie à un attachement romantique et platonique. A servir sa dame fidèlement et sans espoir de récompense. Oui, tout cela collait parfaitement au personnage.
Il pesa soigneusement ses paroles :
— Vous-même, vous avez dû dans ce cas souffrir de… de l’attitude de Crale envers elle ?
— Oh, que oui ! Je lui en ai d’ailleurs ouvertement fait le reproche.
— Quand cela ?
— Justement la veille du jour de… où c’est arrivé. Ils étaient tous venus ici pour le thé. J’ai pris Amyas à part et… et je lui ai dit ma façon de penser. Je me souviens même lui avoir fait remarquer que ce n’était honnête ni pour l’une ni pour l’autre.
— Vous avez dit ça ?
— Oui. J’avais l’impression qu’il ne se rendait pas compte.
— Peut-être que non, en effet.
— Je lui ai donc expliqué qu’il mettait Caroline dans une situation insoutenable. S’il voulait épouser cette fille, il ne devait pas l’amener à la maison et la lui jeter plus ou moins au visage. Cela, à mon avis, c’était la suprême insulte.
— Qu’a-t-il répondu ? s’enquit Poirot.
— Que si ça ne lui plaisait pas, c’était le même prix, répondit Meredith avec une expression de dégoût.
Hercule Poirot haussa les sourcils :
— Pas très gentil.
— Abominable, oui. Alors je me suis mis en colère. Je lui ai dit que s’il se fichait de sa femme et de ses souffrances, il pourrait au moins se préoccuper un peu de l’autre fille. Ne voyait-il pas que pour elle aussi, c’était invivable ? Eh bien sa réponse a été que pour elle aussi, c’était le même prix ! Et puis il a enchaîné en disant que je ne comprenais rien à rien : « Ce tableau que je fais, Meredith, c’est le meilleur de toute ma vie. Il sera excellent, je te garantis. Alors ce ne sont pas deux femelles jalouses qui vont tout flanquer par terre. Ça non, alors ! »
« Il était inutile d’essayer de le raisonner. Je lui ai dit qu’il dépassait les bornes. Qu’il n’y avait pas que la peinture au monde. Il m’a interrompu : « Pour moi, si ! »
« Ma colère ne m’avait pas abandonné. Je lui ai fait remarquer qu’il avait toujours traité Caroline de façon odieuse, que la vie de sa femme avec lui avait été un calvaire. Il a répondu qu’il le savait et qu’il en était désolé. Désolé ! « J’en suis conscient, Merry, même si tu n’y crois pas. C’est pourtant la vérité. Caroline a vécu un enfer avec moi, et elle l’a supporté comme une sainte. Mais je ne l’avais pas prise au dépourvu : je lui avais franchement expliqué d’emblée l’affreux égoïste que j’étais et la vie dissolue qui était et serait toujours la mienne. »
« Je lui ai alors fortement déconseillé de briser son ménage. Il fallait penser à l’enfant. Bien sûr, je comprenais qu’une fille comme Elsa puisse tournebouler un homme. Mais, ne fût-ce également que pour son bien à elle, il avait le devoir de rompre. Elle était très jeune. Elle se lançait dans cette aventure bille en tête, mais elle pourrait s’en mordre les doigts plus tard. Ne pouvait-il donc se reprendre, faire table rase et repartir du bon pied avec sa femme ?
— Qu’a-t-il répondu ?
— Il a juste paru… un peu embarrassé. Il m’a donné de petites tapes sur l’épaule et a dit : « Tu es gentil, Merry, mais tu es trop sentimental. Attends que le portrait soit fini, et tu reconnaîtras que j’avais raison.
— Au diable ton tableau ! » ai-je décrété.
« Il a souri de toutes ses dents et a répondu que même les femmes les plus hystériques du royaume n’arriveraient pas à l’y envoyer. Je lui ai fait remarquer qu’il aurait été plus correct de ne rien dévoiler à Caroline avant la fin de son travail. Ce à quoi il m’a rétorqué que ça, ce n’était pas sa faute à lui, c’était Elsa qui avait tenu à lâcher cette bombe. « Pourquoi ? ai-je demandé.
— Parce qu’elle trouvait que le contraire serait malhonnête. Il fallait que les choses soient claires, que rien ne se fasse sous le manteau. »
Bien sûr, ça pouvait se défendre, dans un sens, c’était un souci respectable. Aussi odieuse que fût sa conduite, cette fille tenait au moins à agir avec franchise.
— Trop de franchise nuit parfois, fit observer Poirot.
Meredith Blake le regarda d’un air peu convaincu. Cette formule ne lui plaisait guère.
— C’a été une période terrible pour nous tous, soupira-t-il.
— Le moins affecté de la bande semble avoir été Amyas Crale, observa Poirot.
— Et pourquoi ? Parce que c’était un égoïste à tout crin. Je le revois encore, avec son sourire, s’en aller en me disant : « Te bile pas, Merry. Tout ça finira bien par s’arranger ! »
— C’est là un genre d’optimisme qu’on peut qualifier d’incurable, marmonna Poirot.
— Il n’arrivait pas à prendre les femmes au sérieux, dit Meredith. Moi, je savais que Caroline était à bout.
— Elle vous l’a dit ?
— Pas par des mots. Mais je reverrai toujours son visage, cet après-midi-là. Blême, les traits tirés, cachant son désespoir sous un masque de gaieté. Elle parlait et riait beaucoup. Mais le chagrin, la douleur qu’on lisait dans ses yeux étaient la chose la plus émouvante que j’aie jamais vue. Une créature si douce…
Hercule Poirot le considéra un moment sans mot dire. De toute évidence, l’homme qui était en face de lui ne trouvait pas incongru de parler ainsi d’une femme qui, le lendemain, avait délibérément tué son mari.
Meredith Blake poursuivit. Son hostilité initiale semblait l’avoir quitté. Poirot avait le don de savoir écouter. Et les gens comme Meredith Blake éprouvaient de la fascination à revivre le passé. Il se parlait davantage à lui-même qu’à son hôte :
— J’aurais dû me douter de quelque chose, j’imagine. C’est Caroline qui a amené la conversation sur mon… mon petit hobby. C’était pour moi, je l’avoue, une véritable passion. L’étude des vieux herboristes anglais est fort intéressante, vous savez. Tant de plantes qui étaient jadis utilisées en médecine ont aujourd’hui disparu de la pharmacopée officielle. Or, il est stupéfiant de voir les miracles que de simples infusions savent parfois réaliser. Pas besoin des médecins, les trois quarts du temps. Les Français l’ont bien compris : certaines de leurs tisanes sont vraiment remarquables.
Il avait enfourché son cheval de bataille :
— La tisane de pissenlit, par exemple : extraordinaire. Et l’églantier, alors ! J’ai lu quelque part, l’autre jour, qu’il retrouvait grâce auprès de la médecine officielle. Je dois reconnaître que je tirais un immense plaisir à composer mes petits breuvages : choisir le bon moment pour cueillir les plantes, les sécher, les faire macérer, et tout le reste. J’ai même versé dans la superstition, parfois, en allant chercher mes racines à la pleine lune ou en suivant à la lettre les indications des anciens. Ce jour-là, je me souviens, j’ai fait à mes invités un petit exposé sur la ciguë tachetée. Elle fleurit deux fois l’an. On recueille les fruits quand ils mûrissent, juste avant qu’ils deviennent jaunes. La conicine, vous le savez, n’est plus guère utilisée – je ne crois pas qu’elle apparaisse dans aucune formule du dernier codex – mais j’ai démontré son efficacité dans le traitement de la coqueluche. Et de l’asthme aussi, d’ailleurs…
— C’est dans votre laboratoire que vous avez parlé de tout ça ?
— Oui. Je leur ai fait faire le tour de ma petite installation en leur décrivant les vertus des différentes substances. La valériane, par exemple, et son pouvoir d’attraction sur les chats. Une seule reniflette, et hop, ça y est ! Je leur ai parlé de la belladone et de l’atropine. Ils ont paru fascinés.
— Qui ça, « ils » ?
Meredith Blake sembla un peu surpris, oubliant sans doute que son interlocuteur n’avait pas été témoin direct de la scène :
— Eh bien, tout le monde. Voyons : il y avait Philip. Amyas et Caroline, bien sûr. Angela. Et Elsa Greer.
— C’est tout ?
— Je crois… oui. En fait, j’en suis sûr. Il regarda Poirot d’un air intrigué :
— Qui d’autre aurait-il bien pu y avoir ?
— Je pensais que la gouvernante, peut-être…
— Ah, je vois. Non, elle n’y était pas cet après-midi-là. J’ai oublié son nom, depuis le temps. Une femme bien. Très consciencieuse dans son travail. Angela lui causait pas mal de souci, je pense.
— De quel ordre ?
— Eh bien c’était une gentille gosse, mais plutôt turbulente. Toujours à manigancer des tours pendables. Un jour qu’Amyas était en plein travail, elle est allée jusqu’à lui mettre une limace, un crapaud ou Dieu sait quelle bestiole dans le dos. Il a piqué une de ces rages ! Je ne vous dis pas comment il l’a envoyée promener. C’est après ça qu’il a insisté pour qu’on la mette en pension.
— En pension ?
— Oui. Je ne dis pas qu’il ne l’aimait pas, mais il avait souvent du mal à la supporter. Et je crois… enfin, il m’a toujours semblé…
— Oui ?
— Qu’il était un peu jaloux. Caroline était l’esclave d’Angela, voyez-vous. Alors peut-être Amyas digérait-il mal de passer toujours en second. Il y avait une raison à cela, bien sûr. Je ne vais pas m’étendre, mais…
— La raison étant, l’interrompit Poirot, que Caroline Crale se reprochait un geste qui avait défiguré la petite ?
— Ah, vous êtes au courant ? s’étonna Blake. Je ne voulais pas en parler. Tout ça, c’est le passé. Mais oui, je pense que c’était la cause de son attitude. Rien n’était jamais trop bon pour elle – façon de compenser, sans doute.
Poirot hocha la tête d’un air pensif :
— Et Angela ? En tenait-elle rancune à sa demi-sœur ?
— Oh non, n’allez pas croire ça. Angela adorait Caroline. Elle n’y pensait plus, à cette histoire, j’en suis certain. C’est seulement Caroline qui ne se le pardonnait pas.
— Est-ce qu’Angela voyait d’un bon œil le fait d’aller en pension ?
— Ça non, par exemple ! Elle était furieuse contre Amyas. Caroline avait pris le parti de la petite, mais il ne voulait pas revenir sur sa décision. Malgré son caractère emporté, Amyas était un homme conciliant dans bien des domaines. Mais quand il se braquait, il n’y avait pas à insister. Caroline et Angela ont dû toutes deux baisser pavillon.
— Elle devait partir pour la pension… quand ça ?
— A la rentrée d’automne. On lui préparait son trousseau, je me souviens. Sans ce drame, elle serait sans doute partie quelques jours plus tard. On avait parlé de faire ses valises le matin même.
— Et la gouvernante ? demanda Poirot.
— La gouvernante ?
— Que disait-elle de tout cela ? Parce que ça lui aurait fait perdre sa place, non ?
— J’imagine que oui. La petite Carla prenait bien quelques leçons, évidemment, mais quel âge pouvait-elle avoir ? Six ans, tout au plus. Elle avait une nurse. Ils n’auraient pas gardé miss Williams rien que pour elle. Ah, c’est ça son nom : Williams. C’est drôle comme les choses vous reviennent quand on en parle.
— Exact, oui. Vous vous êtes replongé dans le passé. Vous en revivez les scènes, vous revoyez les faits et gestes des gens, leurs expressions, n’est-ce pas ?
— Si on veut… oui…, acquiesça Meredith Blake sur un ton hésitant. Mais il y a des trous, vous savez… Il manque des pans entiers. Je me rappelle, par exemple, le choc qu’a été pour moi l’annonce de a séparation d’Amyas et de Caroline, mais je n’arrive pas à me rappeler si c’est lui qui m’en a parlé ou elle. Je me souviens aussi d’une discussion que j’ai eue là-dessus avec Elsa Greer, où j’essayais de lui montrer que ce qu’elle faisait était vraiment abject. Elle s’est contentée de ricaner avec cet air effronté qui est le sien et m’a trouvé vieux jeu. Bon, je veux bien être vieux jeu, mais je persiste à dire que j’avais raison. Amyas avait une femme et une enfant, sa place était avec elles.
— Et c’est ce point de vue-là que miss Greer trouvait vieux jeu ?
— Oui. Rappelez-vous qu’il y a seize ans, on ne divorçait pas aussi facilement qu’aujourd’hui. Mais Elsa était le genre de fille qui se veut moderne. Elle partait du principe que quand on n’est plus bien ensemble, il vaut mieux se séparer. Comme Amyas et Caroline n’arrêtaient pas de se disputer, elle considérait préférable pour l’enfant de ne pas être élevée dans une atmosphère conflictuelle.
— Et cet argument ne vous a pas convaincu ?
— Vous savez, articula lentement Meredith Blake, elle m’a toujours donné l’impression de parler sans savoir, de simplement débiter comme un perroquet des choses qu’elle lisait dans des livres ou entendait dans la bouche de ses amis. C’est étrange à dire, mais elle en était presque pathétique. Si jeune et si pleine d’assurance. (Il marqua un temps.) Il y a dans la jeunesse, monsieur Poirot, quelque chose qui est – qui peut être – terriblement émouvant.
Ce dernier lui adressa un regard intense :
— Je sais ce que vous voulez dire…
Blake poursuivit, se parlant davantage à lui-même qu’à son interlocuteur :
— C’est en partie pour cela, je crois, que je suis allé lui dire deux mots, à Crale. Il avait près de vingt ans de plus que cette fille. Ça n’était pas convenable.
— Il est hélas très rare, fit Poirot, qu’on arrive à se faire entendre dans ce genre de cas. Amener à résipiscence quelqu’un qui a pris une telle décision n’est pas chose facile.
— Je pense bien, acquiesça Meredith Blake avec une pointe d’amertume dans la voix. Mon intervention est restée sans effet. Il est vrai que je n’ai pas le don de persuasion. Je ne l’ai jamais eu.
Poirot lui lança un bref regard. Il discernait dans cette légère aigreur de ton le dépit d’un hypersensible devant son propre manque de personnalité. A juste titre sans doute : Meredith Blake était incapable de convaincre autrui de faire ou de ne pas faire quelque chose. Ses tentatives, aussi bien intentionnées fussent-elles, étaient toujours repoussées. En douceur la plupart du temps, sans éclat, mais fermement. Elles n’étaient d’aucun poids. C’était un homme foncièrement inefficace.
— Vous avez toujours votre laboratoire de cordiaux et potions ? demanda Poirot comme pour passer à un sujet moins délicat.
— Non.
Le mot avait claqué sèchement. Une rougeur lui était montée au visage.
— J’ai tout abandonné, fit-il avec une hâte presque angoissée, tout démoli. Je ne pouvais pas continuer – comment l’aurais-je pu après ce qui s’est passé ? Car enfin, on pourrait dire que c’est ma faute.
— Mais non, Mr Blake. Vous êtes trop sensible, voyons.
— Pardi ! Si je n’avais pas rassemblé ici ces satanés produits, si je n’avais pas eu l’orgueil ridicule de les montrer à ces gens, de les leur mettre carrément sous le nez, cet après-midi-là ? Mais comment savoir… Comment imaginer que…
— Comment, en effet ?
— Alors j’ai étalé ma science jusqu’à plus soif, j’ai fait le paon avec mon maigre savoir. Comme un idiot, j’ai sottement montré cette saleté de conicine, j’ai été jusqu’à les amener à la bibliothèque pour leur lire le passage du Phédon décrivant la mort de Socrate. Ah, ce sont des pages superbes que j’ai toujours admirées. Mais depuis, elles ne cessent de me hanter.
— A-t-on retrouvé des empreintes sur la fiole de conicine ?
— Les siennes.
— Celles de Caroline Crale ?
— Oui.
— Aucune des vôtres ?
— Non. Je n’ai pas touché la fiole. Seulement montrée.
— Mais vous l’aviez quand même manipulée, auparavant ?
— Oh, bien sûr. Seulement je passais périodiquement un coup de chiffon sur toutes mes fioles – je ne laissais pas les domestiques pénétrer là, vous vous en doutez. Or, je venais de le faire quatre ou cinq jours plus tôt.
— Vous fermiez toujours la porte à clé ?
— Invariablement.
— A quel moment Caroline Crale a-t-elle pu subtiliser le poison ?
— Elle était restée en arrière dans le laboratoire, répondit Meredith Blake à contrecœur. Je l’ai appelée, je me souviens, et elle s’est dépêchée de sortir, les joues un peu rouges, les pupilles dilatées, fébrile. Mon Dieu, je la revois encore.
— Lui avez-vous parlé, au cours de l’après-midi ? Au sujet de la situation entre son mari et elle, je veux dire ?
— Pas directement, répondit lentement Blake d’une voix sourde. Comme je vous l’ai dit, elle n’avait pas du tout l’air dans son assiette. Je lui ai demandé, à un moment où nous étions plus ou moins seuls : « Il y a quelque chose qui ne va pas, Caroline ? » Elle m’a répondu : « Il n’y a plus rien qui va… » Il fallait entendre le désespoir contenu dans ces paroles ! Car c’était vrai, on ne peut le nier : Amyas Crale représentait tout pour Caroline. « C’est fichu, Meredith, a-t-elle poursuivi. Fini. Moi aussi, je suis finie. » Sur quoi elle a éclaté de rire, rejoint les autres et s’est soudain montrée d’une gaieté tout ce qu’il y a de moins naturelle.
L’air aussi impénétrable qu’un mandarin de porcelaine, Hercule Poirot hocha lentement la tête :
— Oui… Je vois… C’est bien ainsi que… Meredith tapa soudain du poing sur la table. Sa voix se fit plus forte.
— Et puis écoutez-moi bien, monsieur Poirot ! cria-t-il presque. Quand Caroline Crale a affirmé au procès qu’elle avait pris le poison pour elle, c’était la vérité ! Elle n’avait aucune intention de meurtre, à ce moment-là, je vous jure ! C’est venu plus tard, ça.
— Vous êtes sûr que ça lui est vraiment venu ? demanda Poirot.
Blake écarquilla les yeux :
— Pardon ? Je ne comprends pas très bien…
— Je vous demande si vous êtes sûr que l’idée de meurtre lui est effectivement venue. Etes-vous convaincu, en votre âme et conscience, que Caroline Crale a tué de sang-froid ?
Le souffle de Meredith Blake se fit saccadé :
— Mais alors… vous voulez dire que… que ce serait un accident ?
— Pas nécessairement.
— Voilà une idée bien extraordinaire.
— Vous trouvez ? Une créature si douce, disiez-vous de Caroline Crale. Est-ce que les douces créatures commettent des crimes ?
— Douce, elle l’était… mais il y avait quand même entre eux des scènes violentes, vous savez.
— Elle n’était pas si douce que ça, alors ?
— Mais si, elle l’était… Ah, comme ces choses sont difficiles à expliquer !
— Je fais de mon mieux pour comprendre.
— Les paroles de Caroline dépassaient souvent sa pensée. Elle avait le verbe vif. Elle pouvait dire : « Je te déteste, je voudrais que tu crèves » sans pour autant le penser – et encore moins passer aux actes.
— Donc, pour vous, ça ne ressemblait absolument pas à Mrs Crale de commettre un crime ?
— Vous avez une façon extraordinaire de présenter les choses, monsieur Poirot. Tout ce que je puis dire, c’est que non… ça ne lui ressemblait pas. Je ne puis l’expliquer que par l’extrême provocation dont elle était l’objet. Elle adorait son mari. En de pareilles circonstances, une femme… eh bien… pourrait tuer.
— Oui, je suis bien d’accord, acquiesça Poirot.
— Je suis resté abasourdi, au début. Pour moi, ce n’était pas vrai. Et je n’avais pas tort, dans un sens : ce n’était pas la vraie Caroline qui avait fait ça.
— Mais avez-vous la certitude que – au sens légal du terme – Caroline Crale ait effectivement tué ?
De nouveau, Meredith Blake écarquilla les yeux :
— Mon cher monsieur, si ce n’était pas elle…
— Si ce n’était pas elle… ?
— Eh bien alors je ne vois pas. Un accident ? C’est sûrement impossible.
— Rigoureusement impossible.
— Je n’arrive pas non plus à croire à la théorie du suicide. Il fallait bien l’évoquer, mais elle n’a convaincu aucun de ceux qui connaissaient Crale.
— Absolument.
— Que reste-t-il, alors ? demanda Meredith Blake.
— La possibilité qu’Amyas Crale ait été tué par quelqu’un d’autre, répondit froidement Poirot.
— Mais c’est absurde !
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. Qui aurait voulu le tuer ? Et qui aurait pu le tuer ?
— Vous êtes mieux placé que moi pour répondre.
— Vous ne pensez quand même pas sérieusement…
— Je n’affirme rien. Mais c’est une hypothèse que je trouve intéressante. Examinez-la avec la plus grande attention et dites-moi ce que vous en pensez.
Meredith le regarda fixement un temps fort long, puis baissa les yeux. Au bout de quelques instants, il secoua la tête :
— Je ne peux vraiment pas imaginer une chose pareille. J’aimerais bien, pourtant : s’il y avait la moindre raison de soupçonner quelqu’un d’autre, je serais le premier à me réjouir de l’innocence de Caroline. Je ne veux pas penser qu’elle ait pu faire ça. Je n’arrivais d’ailleurs pas à y croire, au début. Mais qui d’autre ? Qui d’autre y avait-il ce jour-là ? Philip ? C’était le meilleur ami de Crale. Elsa ? Ridicule. Moi ? Ai-je l’air d’un assassin ? Cette respectable gouvernante ? Deux ou trois vieux domestiques fidèles ? A moins que vous ne songiez à la jeune Angela ? Non, monsieur Poirot, il n’y a aucune autre possibilité. Personne d’autre que sa femme n’aurait pu tuer Amyas Crale. Seulement il l’y a poussée. En ce sens, c’était quand même une sorte de suicide.
— A savoir qu’il s’est tué, sinon de sa propre main, du moins par sa conduite, c’est bien ce que vous voulez dire ?
— Oui. C’est peut-être un peu fantaisiste, comme théorie. Mais… bon… si on envisage la relation de cause à effet…
— Avez-vous jamais songé, Mr Blake, qu’on découvre presque toujours les raisons d’un crime en étudiant la personnalité de la victime ?
— Non, pas vraiment. Mais je vous suis tout à fait.
— On ne peut pas commencer à voir clair dans un crime tant qu’on ne sait pas exactement quelle sorte de personne était la victime. C’est exactement ce que je cherche à faire, et ce à quoi vous et votre frère Philip m’avez aidé : à recomposer le personnage d’Amyas Crale.
Le sens général de cette remarque échappa à Meredith Blake. Son attention s’était arrêtée sur un mot.
— Philip ? demanda-t-il vivement.
— Oui.
— Vous lui avez parlé à lui aussi ?
— Bien entendu.
— Vous auriez dû venir me voir d’abord, jeta Meredith Blake avec raideur.
Amusé, Poirot fit un geste d’apaisement :
— Par ordre de primogéniture, oui. Je sais que vous êtes l’aîné. Mais comprenez que, votre frère habitant Londres, il était plus facile pour moi de lui rendre visite en premier.
Meredith Blake gardait son air renfrogné.
— Vous auriez quand même dû venir me voir d’abord, répéta-t-il en se tripotant la lèvre, mal à l’aise.
Cette fois, Poirot ne répondit pas. Il attendit.
— Philip est de parti pris, lâcha Meredith au bout de quelques instants.
— Ah ?
— Il n’est que parti pris, et il a toujours été comme ça.
Il lança un bref regard oblique en direction de Poirot :
— Il aura essayé de vous monter la tête contre Caroline.
— Quelle importance, après tout ce temps ? Meredith poussa un soupir :
— C’est vrai. J’oubliais que l’eau avait coulé sous les ponts. C’est du passé, maintenant. On ne peut plus lui faire de mal, à Caroline. Mais quand même, je ne voudrais pas que vous ayez une fausse impression.
— Or, vous pensez que votre frère aurait pu me transmettre une fausse impression ?
— Pour être franc, oui. Il y a toujours eu – comment dire ? – du tirage entre Caroline et lui.
— Pourquoi ?
La question sembla irriter Blake :
— Pourquoi ? Est-ce que je sais, moi ? C’est comme ça. Philip n’arrêtait pas de la houspiller. A mon avis, il n’a jamais digéré qu’elle épouse Amyas. Il a aussitôt cessé de les voir pendant plus d’un an. Dieu sait pourtant qu’Amyas était son meilleur ami ou peu s’en faut. A ses yeux, aucune femme n’était assez bien pour Amyas. J’imagine que c’est ça, la raison. Et puis il pensait sans doute que l’influence de Caroline risquait de gâcher leur amitié.
— Et ç’a été le cas ?
— Bien sûr que non. Amyas a toujours gardé la même affection pour Philip. Jusqu’à la fin. Il n’arrêtait pas de le traiter d’usurier et de marchand du temple, et de le plaisanter sur sa brioche naissante. Philip ne relevait pas. Il se contentait de sourire et de dire qu’Amyas ne devrait pas se plaindre d’avoir au moins un ami respectable.
— Comment votre frère a-t-il réagi à l’affaire Elsa Greer ?
— Vous savez que j’aurais du mal à vous répondre ? Son attitude était ambiguë. D’un côté, il ne supportait pas de voir Amyas faire l’idiot avec cette fille : il lui a dit plus d’une fois que ça ne pouvait pas marcher et qu’il finirait par s’en mordre les doigts. De l’autre, j'ai l’impression – l’impression très nette – qu’il n’était pas mécontent de voir Caroline se faire plaquer.
Poirot leva les sourcils :
— Pas mécontent de…
— Ne vous méprenez pas. Tout ce que je prétends, c’est que ce sentiment l’habitait. Pourtant, je ne suis même pas sûr qu’il en ait été lui-même conscient. Philip et moi n’avons pas grand-chose en commun, mais il y a toujours le lien du sang. Un frère sait souvent ce que l’autre pense.
— Et après le drame ?
Meredith secoua la tête, l’air attristé :
— Pauvre Phil. Il était complètement retourné, anéanti. Il avait toujours été en adoration devant Amyas, vous savez. Une forme de culte de la personnalité. Amyas Crale et moi avions le même âge. Philip était de deux ans plus jeune et il regardait Amyas comme un grand frère. Oui, ça a vraiment été un grand choc pour lui. Et il en a voulu à mort à Caroline.
— Ce qui tendrait à prouver que lui, au moins, n’avait aucun doute sur sa culpabilité ?
— Aucun d’entre nous n’a jamais eu le moindre doute…
Il y eut un silence. Puis Blake reprit, avec l’irritation plaintive d’un faible :
— Tout était fini… oublié… Et voilà que vous venez remuer des ombres…
— Pas moi. Caroline Crale. Meredith le regarda, ahuri :
— Caroline ? Que voulez-vous dire ?
— Caroline Crale la jeune, précisa Poirot en étudiant ses traits.
Le visage de Meredith parut se détendre :
— Ah oui, l’enfant. La petite Carla. Je… L’espace d’un instant, je n’ai pas saisi.
— Vous pensiez que je parlais de la vraie Caroline Crale, de sa mère ? Que c’était elle qui… comment dire ? S’agitait dans sa tombe ?
Meredith Blake frissonna :
— Taisez-vous, je vous en conjure.
— Vous savez qu’elle a écrit à sa fille – ce sont les derniers mots qu’elle ait jamais écrits – qu’elle était innocente ?
Les yeux de Meredith s’arrondirent.
— Caroline a écrit ça ? articula-t-il, incrédule.
— Oui.
Poirot demeura un moment silencieux, puis reprit :
— Cela vous surprend ?
— Il y a de quoi. Si vous l’aviez entendue, au procès, pauvre créature aux abois, sans défense. Qui n’essayait même pas de se battre.
— Par défaitisme ?
— Non, pas pour ça. Plutôt de savoir qu’elle avait tué l’homme qu’elle aimait. C’est ce que je croyais, du moins.
— Vous n’en êtes plus aussi sûr maintenant ?
— Ecrire une chose pareille, de façon aussi solennelle, au moment de mourir…
— Un pieux mensonge, peut-être, suggéra Poirot.
— Un pieux mensonge, répéta Meredith sur un ton peu convaincu. Non… ça ne lui ressemble pas…
Poirot hocha lentement la tête. C’est ce que Carla Lemarchant lui avait dit. Carla, qui ne pouvait s’appuyer que sur ses souvenirs et sa conviction d’entant. Alors que Meredith Blake avait bien connu Caroline, lui. Pour la première fois, Poirot obtenait confirmation que les certitudes de Carla n’étaient pas vaines.
Meredith Blake leva les yeux sur lui :
— Mais si – si – Caroline était innocente, alors toute cette histoire devient complètement folle ! Parce que je ne vois… pas d’autre solution…
Il se tourna vivement vers Poirot :
— Et vous ? Quel est votre avis ? Il y eut un silence.
— Pour l’instant, répondit enfin le détective, je ne pense à personne. Je me borne à recueillir les impressions des gens sur Caroline Crale, sur Amyas Crale, sur les autres témoins du drame. Sur ce qui s’est passé au juste pendant ces deux jours. C’est ça dont j’ai besoin. De reprendre méticuleusement les faits un par un. Là, votre frère veut bien m’aider : il va m’envoyer un compte rendu des événements tels qu’il se les rappelle.
— N’en attendez pas trop, fit aussitôt Meredith. Philip est un homme très occupé. Une fois qu’elles sont passées, les choses lui sortent de la tête. Il risque de se rappeler tout de travers.
— Il y aura des lacunes, bien sûr. Je m’y attends.
— Si vous voulez, proposa-t-il brusquement en rougissant un peu, je… je pourrais faire la même chose. Ça permettrait une sorte de contrôle, non ?
— Voilà qui serait précieux, s’enthousiasma Poirot. Excellente idée !
— Alors, d’accord. Je dois avoir de vieux agendas quelque part. Mais je vous préviens, fit-il en riant d’un air gauche, je n’ai rien d’un écrivain. Même mon orthographe laisse à désirer. Vous… vous ne m’en voudrez pas ?
— Ce n’est pas un exercice de style que je demande. Rien qu’un simple exposé de tout ce que vous pourrez vous rappeler. Ce que les gens ont dit, comment ils l’ont dit… le détail de ce qui s’est passé, quoi. Même ce qui ne vous paraît pas avoir de rapport : tout me sera utile pour recréer l’atmosphère, en quelque sorte.
— Oui, je comprends. Ce ne doit pas être facile de vous représenter des gens et des lieux que vous n’avez jamais vus.
Poirot acquiesça de la tête :
— Il y a une autre chose que je voulais vous demander. Alderbury est bien le domaine adjacent à celui-ci, n’est-ce pas ? Me serait-il possible d’y aller, afin de voir de mes propres yeux la scène du drame ?
— Je peux vous y emmener tout de suite, offrit Meredith avec sa lenteur habituelle. Mais bien sûr, ça a beaucoup changé.
— La propriété n’a pas été lotie, au moins ?
— Dieu merci, non, on n’est pas allé jusque-là. Mais c’est une espèce d’hôtel, maintenant, ça a été racheté par je ne sais quelle société. Il y a des hordes de jeunes qui y viennent, l’été. Bien sûr, toutes les pièces ont été subdivisées et cloisonnées en chambres minuscules, et les terrains ont été pas mal modifiés, eux aussi.
— Vos explications me permettront justement de tout reconstituer.
— Je ferai de mon mieux. Mais c’est dommage que vous ne l’ayez pas connu dans le temps : c’était une des plus belles propriétés que j’aie jamais vues.
Il précéda Poirot au-dehors et commença à descendre une pente gazonnée.
— Qui s’est occupé de la vente ?
— Les exécuteurs testamentaires, au nom de la petite Carla. Tout ce que Crale possédait lui est revenu. Comme il n’avait pas fait de testament, j’imagine que ses biens ont été divisés entre sa femme et sa fille. C’est ensuite également à cette dernière que Caroline a légué sa part.
— Sans rien laisser à sa demi-sœur ?
— Angela possédait de l’argent qui lui venait de son père.
— Je vois, fit Poirot.
Il poussa soudain une exclamation :
— Hé mais… où donc m’emmenez-vous ? Nous arrivons à la mer !
— Ah, il faut que je vous explique la topographie de l’endroit. D’ailleurs vous verrez par vous-même dans une minute. Il y a une crique – la crique du Chameau, comme on l’appelle – qui s’enfonce à l’intérieur des terres. On dirait presque l’embouchure d’un cours d’eau, mais non, c’est seulement un petit bras de mer. Pour aller à Alderbury à pied sec, il faut faire tout le tour de la crique. Le plus court pour aller d’une maison à l’autre, c’est de traverser cette étroite langue de mer à la rame. Alderbury est juste de l’autre côté – d’ailleurs vous pouvez apercevoir la maison à travers les arbres.
Ils avaient débouché sur une petite plage. A l’autre extrémité, s’avançait un promontoire boisé tout en haut duquel on entrevoyait, parmi les frondaisons, une maison blanche.
Deux barques étaient à sec sur la plage. Avec l’aide un peu empruntée de Poirot, Meredith Blake en tira une jusqu’à l’eau. Un instant plus tard, ils ramaient vers l’autre bord.
— C’est toujours par là que nous passions, avant, expliqua Meredith. A moins, bien sûr, qu’il n’y ait une tempête ou qu’il pleuve, auquel cas nous prenions la voiture. Mais ça fait près de cinq kilomètres, pour contourner.
Il aborda en douceur un petit débarcadère de pierre, sur la rive opposée – non sans jeter un regard dégoûté sur un ensemble de huttes en bois et de terrasses cimentées.
— Tout ça n’existait pas, fit-il. Il n’y avait qu’un hangar à bateaux – un vieux truc délabré – et rien d’autre. On suivait le rivage jusqu’aux rochers, là-bas, pour aller se baigner.
Il aida son hôte à mettre pied à terre et, après avoir amarré la barque, le précéda sur un sentier escarpé.
— Je ne pense pas qu’on rencontrera âme qui vive, fit-il par-dessus son épaule. Il n’y a personne ici, en avril, sauf pour Pâques. Sinon, ce n’est pas grave, je suis en bons termes avec mes voisins. Il fait un soleil superbe, aujourd’hui. On se croirait en été. Ce jour-là aussi, il faisait beau. On se serait cru en juillet plutôt qu’en septembre. Un soleil éclatant. Seul le vent était un peu frisquet.
Le sentier émergea du bois et longea un affleurement de rochers. Meredith en montra le sommet.
— Voilà ce qu’ils appelaient la Batterie. Nous sommes plus ou moins en dessous, maintenant. Nous la contournons.
Ils replongèrent dans les bois, le sentier fit un nouveau coude et ils arrivèrent à une porte enchâssée dans un haut mur. Le sentier continuait à monter en zigzaguant, mais Meredith ouvrit la porte. Les deux hommes entrèrent.
Après la pénombre du bois environnant, Poirot fut un instant aveuglé par la lumière. Le jardin de la Batterie était un plateau aménagé à flanc de colline, avec des remparts et un petit canon. Il donnait l’impression de surplomber la mer : il y avait des arbres au-dessus, des arbres derrière, mais devant, rien que l’azur éclatant des flots.
— Un bien bel endroit, fit Meredith.
Il désigna d’un signe de tête méprisant une sorte de petit pavillon adossé contre le mur du fond :
— Ce truc n’existait pas, bien sûr. Il n’y avait qu’un vieil appentis délabré où Amyas rangeait tout son fourbi de peintre, gardait quelques canettes de bière et quelques transats. Le sol n’était pas cimenté, à l’époque. Il y avait un banc et une table en fer laqué. C’était tout. Enfin, ça n’a pas encore trop changé.
Sa voix trahissait son émotion.
— C’est donc là que c’est arrivé ? fit Poirot. Meredith confirma de la tête :
— Le banc se trouvait là, contre le pavillon. Amyas était affalé dessus. Il s’y allongeait, parfois, quand il peignait, restait étendu les yeux grands ouverts, puis se relevait tout d’un coup et se remettait frénétiquement à étaler ses couleurs sur la toile.
Il observa un moment de silence. Puis :
— C’est pourquoi la position dans laquelle on l’a retrouvé semblait presque naturelle. Comme s’il s’était laissé choir et s’était endormi. Seulement il avait les yeux ouverts et il était tout raide. Ce genre de poison vous paralyse, voyez-vous. On ne souffre pas… Je… ça m’a mis un peu de baume au cœur…
— Qui l’a découvert ? demanda Poirot qui connaissait déjà la réponse.
— Elle. Caroline. Après le déjeuner. Elsa et moi avons été les derniers à le voir vivant, j’imagine. Le poison devait commencer à faire effet : il avait l’air bizarre. Mais je préfère ne pas en parler. Je vous expliquerai tout ça par écrit. Ce sera plus facile pour moi.
Il pivota brusquement sur ses talons et quitta la Batterie. Poirot le suivit sans mot dire.
Les deux hommes reprirent leur montée par le sentier qui serpentait entre les arbres. Un peu plus haut, ils parvinrent à un autre plateau, plus petit et ombragé. Un banc et une table s’y trouvaient.
— Ils n’ont pas fait tellement de transformations, remarqua Meredith. Mais le banc ne faisait pas faux rustique comme celui-ci. C’était juste un machin en métal peint. Dur comme tout, mais on était récompensé par une vue splendide.
Poirot en convint. A travers le feuillage, le regard plongeait sur la Batterie et, au-delà, sur l’entrée de la crique.
— J’aimais m’asseoir ici une partie de la matinée, expliqua Meredith. Les arbres n’étaient pas aussi grands, à l’époque. On voyait très bien les remparts de la Batterie. C’est là qu’Elsa posait. Assise sur un créneau, la tête tournée de côté.
Il eut un petit haussement d’épaules :
— Les arbres poussent plus vite qu’on ne croit. Ou bien c’est moi qui deviens vieux. Allez, montons à la maison.
Ils poursuivirent leur chemin. Le sentier les amena jusqu’à côté de la bâtisse, bonne vieille construction de la fin du XVIIIe. Elle avait été agrandie et, tout près, sur une pelouse bien verte, se dressaient une cinquantaine de mini-bungalows de bois.
— Les garçons dorment là, les filles dans la maison, expliqua Meredith. Je ne crois pas qu’il soit utile d’entrer, les pièces ont toutes été modifiées. Il y avait une petite serre attenante, là. Ces gens l’ont transformée en loggia. Que voulez-vous, il faut bien qu’ils profitent de leurs vacances. Les choses ne sont pas immuables. Dommage.
Il se détourna brusquement :
— Bon, nous redescendrons par un autre chemin. Je… celui-ci me rappelle trop de choses. Il y a des fantômes partout.
Ils regagnèrent l’embarcadère par un sentier plus long et plus tortueux. Sans mot dire. Poirot tenait à respecter le silence de son compagnon. Ce dernier ne reprit la parole que lorsqu’ils furent de retour à Handcross Manor.
— Le tableau qu’Amyas était en train de peindre, fit-il brusquement, c’est moi qui l’ai acheté. Je ne pouvais pas supporter l’idée qu’il soit vendu à des individus grossiers qui ne seraient restés bouche bée devant que pour le battage fait autour de cette affaire. C’était une très belle œuvre. Sa plus belle, d’après lui, et je ne serais pas surpris que ce soit vrai. Le tableau était pratiquement achevé : il ne lui manquait plus qu’un ou deux jours de travail. Vous… vous voulez le voir ?
— Je pense bien, s’empressa de répondre Poirot. Blake le précéda dans le couloir, tira une clé de sa poche et déverrouilla une porte. Ils entrèrent dans une grande pièce poussiéreuse et qui sentait le renfermé. Les volets intérieurs étaient clos. Meredith les ouvrit et souleva, non sans difficulté, le panneau coulissant de la fenêtre à guillotine. Une bouffée d’air printanier, frais et odorant, entra dans la pièce.
— Ouf, c’est mieux comme ça ! fit-il.
Il resta à côté de la fenêtre et respira profondément. Poirot vint le rejoindre. Inutile de demander à quoi cette pièce avait servi jadis : les étagères étaient vides, mais des marques circulaires indiquaient l’endroit où bouteilles, fioles et flacons avaient été posés. Contre un des murs, quelques instruments de chimie étaient abandonnés près d’un vieil évier. Une épaisse couche de poussière recouvrait tout.
— C’est drôle, je m’en souviens comme si c’était hier, dit-il en regardant dehors. Je me tenais ici, je sentais l’odeur du jasmin, et je pérorais, je pérorais, pauvre fou que j’étais, sur mes précieuses potions et mes distillations !
L’esprit ailleurs, Poirot tendit la main par la fenêtre et saisit une ramille de jasmin dont il arracha les feuilles.
Meredith Blake traversa résolument la pièce. Un tableau était accroché au mur. D’un revers de main, il chassa la poussière qui le recouvrait.
Poirot retint son souffle. Il avait vu, jusqu’alors, quatre tableaux d’Amyas Crale : deux à la Tate Gallery, un chez un marchand d’art de Londres, et le dernier, la nature morte aux roses. Mais là, il était devant celui que le peintre avait considéré comme son chef-d’œuvre, et il comprit tout de suite quel artiste superbe cet homme avait été.
Au premier regard, avec sa texture satinée et ses contrastes violents, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une affiche. Une fille, une fille vêtue d’un chemisier jaune canari et d’un pantalon bleu marine, assise sur un mur gris dans l’éclatante lumière du soleil, avec en arrière-plan la mer d’un bleu d’une violence inouïe. Le sujet type pour une affiche.
Mais ce premier regard était trompeur : il y avait une subtile distorsion des formes, une brillance et une clarté extraordinaires dans la lumière. Quant à la fille…
Oui, elle était la vie. La vie avec tous ses ingrédients – jeunesse, vitalité éclatante à l’état brut. Le visage était vivant, les yeux étaient vivants.
Tant de vie ! Une jeunesse si ardente ! C’est donc cela qui avait frappé Amyas Crale en Elsa Greer, qui l’avait rendu aveugle, insensible à la douceur de sa femme. Elsa était la vie. Elsa était la jeunesse.
Une créature d’une beauté folle, mince, droite, pleine de morgue, la tête légèrement de côté, les yeux d’une triomphante insolence. Des yeux qui se posaient sur vous, qui vous détaillaient, qui étaient une invite…
Hercule Poirot écarta les mains, conquis :
— C’est excellent… oui, excellent…
— Elle était si jeune, fit Meredith Blake d’une voix entrecoupée.
« Qu’est-ce que la plupart des gens entendent par ces mots ? songea Poirot en hochant la tête. Si jeune. Ça veut dire quoi ? Innocent, attirant, sans défense ? Mais ça n’a rien à voir avec ça, la jeunesse ! La jeunesse est brutale, elle possède une force redoutable, elle est toute-puissante. Et elle est… oui, elle est cruelle ! Oui, mais elle est aussi cela, la jeunesse : elle est vulnérable.
Il suivit son hôte jusqu’à la porte. Son intérêt était maintenant tout entier tourné vers Elsa Greer, qui serait sa prochaine visite. Comment les années auraient-elles changé cette jeune pousse en bois brut, fougueuse et conquérante ?
Sur le seuil, il se retourna vers le tableau.
Ces yeux. Qui le regardaient… qui le regardaient… Qui lui transmettaient un message…
Oui, mais si jamais il ne parvenait pas à le déchiffrer, ce message ? Ce que l’image tentait de lui faire comprendre, l’obtiendrait-il de la femme de chair et de sang ? Ou bien ces yeux ne disaient-ils pas quelque chose que la femme elle-même ignorait totalement ?
Tant d’arrogance, une telle certitude du triomphe à venir !
Seulement la Mort s’était interposée, avait arraché leur proie aux jeunes mains avides qui déjà l’enserraient.
Et la flamme avait déserté ces yeux éperdus de passion et qui désormais n’espéraient plus rien. Qu’étaient devenus les yeux d’Elsa Greer, maintenant ?
Il quitta la pièce. Sans un dernier regard. « La vie, elle la dévorait à trop belles dents », songea-t-il.
Il en était un peu… oui, un peu effrayé.